Ala’a dans le ventre de la guerre. Fin et suite.

Par Emelie Bernier 6:00 AM - 26 mai 2024 Initiative de journalisme local
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Ala’a a perdu sa mère Shamira dans un raid aérien mené par Israël sur une zone résidentielle de Rafah. Elle ne veut pas perdre sa fille Mariam. Photos courtoisie

En direct du petit appartement égyptien qu’elle partage depuis quelques semaines avec sa famille, Ala’a apparaît sur l’écran le visage grave. Un foulard cache ses cheveux. Ses yeux trahissent la fatigue et les sourires seront sans entrain durant cette entrevue en anglais, ponctuée de silences. Ce n’est pas tant dû au fait que ni l’une ni l’autre ne nous exprimons dans notre langue maternelle. La gravité vous enlève parfois les mots de la bouche…

Vous vous souvenez d’Ala’a? L’histoire de cette mère de quatre enfants, domiciliée avec sa famille à Gaza, avait fait l’objet d’une chronique il y a quelques mois. Mise sur pied par son amie Roxanne Tremblay de Baie-Saint-Paul, la campagne Gofundme pour l’aider à trouver une voie qui la mènerait, avec les siens, hors de l’indicible et sanglant chaos de son pays a récolté jusqu’ici 6 000 $US.

Le coût de l’exode vers l’Égypte? 22 000 $US pour Ala’a, son mari et leurs quatre enfants.

« Je ne pouvais pas rester une minute de plus. »

La faute à la faim, à la peur, aux bombes, à la destruction, aux morts. Trop de morts.

Ala’a et sa famille élargie, une cinquantaine de personnes, ont évacué Gaza le 7 octobre, au lendemain de l’attaque du Hamas sur Israël. « Nous avons fui avec toute ma famille, un convoi de 50 personnes, vers Khan Younes où nous avons vécu jusqu’en décembre. Puis, il a fallu bouger de nouveau, vers Rafah cette fois. Nous avons emménagé avec ma belle-famille tandis que mes parents et mes proches se sont installés dans une autre maison, pas très loin… »

La vie était difficile. La nourriture, inaccessible. Les rues, dangereuses. Mais ils se savaient vivants.

Puis est arrivé le 26 mars. Ala’a relate avec force détails cette aube sombre qui a creusé une tranchée dans son coeur.

« Cette soirée-là, nous étions enchantés parce qu’ils avaient enfin adopté un cessez-le-feu pour le Ramadan. Avant d’aller dormir, j’avais discuté avec ma mère. Nous nous parlions trois fois par jour. Elle était ravie de ce cessez-le-feu. Tout le monde était heureux, nous allions enfin bien dormir! »

Mais le répit annoncé n’était que poudre aux yeux. Bullshit, pour reprendre l’expression d’Ala’a.

Vers 3h du matin, Ala’a et les siens s’apprêtaient à prendre le (maigre) repas avant le lever du soleil, tel que prescrit durant le Ramadan. « Nous venions de nous asseoir quand le téléphone a sonné. Quelque chose est arrivé, m’a dit la voix au bout du fil. J’avais besoin de voir, de savoir, mais il est impossible de sortir la nuit avec une lampe : ils vous tireront dessus. Nous avons dû attendre l’aube. »

Mais la peur avait repris ses droits. Et cèderait bientôt le pas à l’horreur.

« À 12h40, l’IDF (Israel Defense Forces) a largué une bombe sur la maison où se trouvait ma famille. Mon père, ma mère, mes sœurs, mon frère, leurs conjoints et tous les enfants sont morts. “

Leen (4 ans).

Des 17 personnes tuées ce jour-là, neuf étaient des enfants de moins de 8 ans.

« Pour 17 corps, il n’y avait que six ou sept body bags. Ils n’étaient plus que chair brûlée, déchiquetée. Durant des jours, ils ont trouvé des morceaux de corps épars. Les mains de mon père sont enterrées au pied d’un arbre… »

Elle n’a jamais revu le visage de sa mère. Ni d’aucun autre de ses proches décédés ce soir-là.

À partir de ce moment-là, Ala’a a compris qu’il lui faudrait partir. L’idée de perdre un de ses enfants la tétanisait.

La chaîne Al Jazeera a fait un reportage sur leur histoire tragique. « Nous avons reçu beaucoup de prières de partout dans le monde. Oui, ça apaise, mais je ressens le feu qui traverse mon cœur. Il vient, il part. Parfois, ce feu m’empêche de respirer, de me concentrer. »

70 % des personnes décédées en Palestine depuis le 7 octobre sont des femmes et des enfants, rappelle Ala’a.

Sara (7 ans).

« J’ai quitté Rafah vers l’Égypte pour notre sécurité. Je ne pouvais plus supporter la peur, la faim. Même si nous avions un peu d’argent, c’était impossible d’acheter à manger. Je ne pouvais pas laisser mes enfants mourir de faim sous mes yeux. »

L’aide internationale arrive au compte-gouttes, lorsqu’elle arrive. « Israël contrôle tout. Ils nous affament. Ils n’ont aucun scrupule. Ils n’arrêteront pas tant que la communauté internationale ne sanctionnera pas sévèrement ces outrages au droit international. »

Mais l’action ne prend pas la tangente souhaitée. La semaine dernière, les États-Unis annonçaient un convoi d’armes d’une valeur d’un milliard de dollars vers… Israël.

S’endetter pour survivre

Pour fuir vers l’Égypte, Ala’a et son mari ont dû réunir une petite fortune. 22 000 $ US. Elle a dû vendre la voiture de son père. « C’est tout ce qui nous restait de lui. Mes parents avaient des économies, un peu d’or qu’ils avaient emporté avec eux dans la fuite, mais les voleurs ont tout pillé après le bombardement de la maison… »

Cette voiture a soudain pris valeur de symbole. « La vente du véhicule a été très émotive. Mes enfants adoraient leur grand-père. Quand il arrivait, ils reconnaissaient le son de la voiture et sortaient sur la galerie pour crier son nom. Après l’avoir vendue, alors que je marchais dans Rafah, j’ai entendu le son familier, puis je l’ai vue. Quelqu’un d’autre conduisait la voiture de mon père. Je me suis écroulée, en larmes. »

Le père d’Ala’a, Hesham senior (67 ans), avec son petit fils Hesham junior (2 ans). 

Jusqu’où peut-on tout perdre avant de perdre le nord?

« Je ressens de la culpabilité d’être vivante, moi, d’être encore capable de rire, manger, de serrer mes enfants. Ce sentiment me tue, comme si je trahissais mes proches décédés. Je sais qu’ils voudraient que je continue à vivre, mais ce sont des émotions très difficiles à contrôler. »

Repartir à zéro

Sama (5 ans).

Aujourd’hui, la famille est en sécurité, en Égypte, mais il n’est pas possible d’envisager s’y installer. Il faudra bouger, encore.

« Je n’ai plus de maison, plus de murs, plus de meubles. Mon appartement est détruit. Nous avons dû emprunter beaucoup, beaucoup d’argent. Nous sommes cassés (broke). Mais nous sommes en vie. »

En guise de consolation, Ala’a a retrouvé son frère, seul membre de sa famille encore vivant.   

« Avant l’attaque sur notre famille, mon petit frère avait fui vers l’Égypte. Il a fait un choc nerveux (nervous breakdown) quand toute notre famille est décédée. Je devais venir ici pour lui aussi. »

Ala’a et sa famille espèrent trouver refuge au Canada. Elle souhaite compléter sa maîtrise en sciences informatiques à l’Université de Calgary. Que les enfants réintègrent l’école. Que leur quotidien reprenne un semblant de sens.

En attendant que la vie dans la bande de Gaza redevienne une option.

« Si je retourne à Gaza, il faudra repartir à zéro et il n’y a aucune garantie que ça ne se reproduira plus. Je ne peux pas imaginer perdre un de mes enfants, je ne survivrais pas. »

Mais elle est et demeure palestinienne.

Nabiela (8 ans).

« Je suis déchirée de ne pouvoir être à Gaza. Je veux retourner à la maison familiale, même si elle n’est plus que ruines. C’est mon pays, ma maison. Mais Israël méprise tout. Ils ne considèrent pas que nous méritons de vivre! Et le pire dans tout ça, c’est qu’ils reçoivent un support immense de plusieurs pays dans le monde. Nous sommes des fourmis à écraser. »

Les enfants d’Ala’a apparaissent de temps en temps dans l’écran. Ils sourient, timidement, mais leurs grands yeux sombres trahissent le drame, les drames qu’ils ont vécu. Les stigmates sont profonds.

« Mes enfants sanglotent la nuit. Ils ont envie de retrouver leur famille, leurs amis, leur école. Mon plus jeune, il dit que quand sa grand-mère reviendra, il lui montrera ceci et cela. Mais elle ne reviendra pas. Et ça me tord le cœur chaque fois », soupire Ala’a.

Les enfants d’Ala’a, âgés entre 6 et 13 ans, ne sont plus scolarisés depuis des mois.

« À la maison, leur horaire était rempli! Ils avaient du sport, des activités dans la communauté, des fêtes avec des amis… Là, ils ne font plus rien. Ils ont cette énergie et ce traumatisme avec lequel ils doivent composer. Ils vont avoir besoin d’aide professionnelle. Nous essayons de les tenir occupés, mais nous n’avons plus de routine. »

Aseel (8 ans).

Impossible de les soustraire à la réalité. « Ils ne peuvent pas être séparés de la catastrophe actuelle. Nous devons nous rappeler que nous sommes chanceux. Je leur enseigne qu’il y a une différence entre Israël, les Sionistes, les Juifs. Ce ne sont pas tous les Juifs qui sont sionistes. C’est l’État israélien qui nous bombarde, pas les Israéliens eux-mêmes. Il faut qu’ils apprennent la différence pour ne pas sombrer dans une volonté de vengeance. »

Mais elle rappelle que 68 % des Israéliens pensent que la guerre doit continuer. « Vous pouvez tuer les gens, mais vous ne pouvez pas éradiquer une idée et la résistance est une idée. La Palestine survivra, quoi qu’il advienne. Ça, nous le savons. »

Sham (7 ans), Sama (5 ans) and Tawfieq (1 an).

Seul un retrait militaire complet pourrait les convaincre de rentrer. « S’il n’y a plus de présence militaire, nous retournerons, fin de l’histoire! Mais tant que la guerre continue et que la situation empire, et s’ils (les instances israéliennes) ont la moindre intention de rester, de régner, ce n’est pas une possibilité. Vivre dans la peur constante, ce n’est pas vivre. »

La campagne Gofundme pour soutenir Ala’a et sa famille dans leur reconstruction est toujours en cours en suivant ce lien.

Les photos sont une courtoisie. Bien qu’elles soient difficiles à regarder, nous tenions à ce que les lecteurs voient les visages des enfants de la famille pour qu’ils ne soient pas oubliés.

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